FELDENKRAIS comme expérience de RESONANCE

FELDENKRAIS comme expérience de RESONANCE

Un de mes enthousiasmes de 2023 a été la découverte du philosophe et sociologue allemand Hartmut Rosa. Ses travaux me permettent de mieux comprendre ce qui m’effare dans l’évolution du monde que je constate. Il a modélisé l’accélération de nos sociétés vers plus de croissance, de contrôle, d’accumulation, au risque d’aller jusqu’à notre perte. Mais Hartmut Rosa nous propose aussi une piste positive d’évolution, vers une manière différente d’entrer en relation avec le monde qui pourrait contribuer à le préserver : la Résonance.

Et dans sa description de la résonance, je reconnais quelque chose qui peut advenir lors d’une séance Feldenkrais, alors je ne résiste pas à l’envie de vous en faire part… 

Pour que demain soit meilleur 

Depuis le XVIIIème siècle, nous avons été guidés selon Harmut Rosa par la conviction que demain sera meilleur :  

Nous allions vers plus de liberté, de savoir, de confort. La sensation d’aller de l’avant dérivait de trois facteurs, que sont la croissance économique, l’accélération technologique et l’innovation culturelle. C’est cette combinaison qui donne la caractéristique première de nos sociétés que j’appelle la « stabilisation dynamique », c’est-à-dire qu’elles sont vouées à accélérer pour maintenir leur équilibre. Nous devons nous développer, innover toujours plus vite pour rester exactement là où nous sommes, coincés dans ce que j’appelle une « immobilité frénétique ».
 (ITV dans Le Monde, 11 septembre 23)

Mais nous sommes désormais « coincés » dans un système qui nous dépasse. Nous continuons à fabriquer des automobiles, et autres biens dont nous n’aurions pas forcément besoin, car sinon le système économique s’effondre, et nous ne pourrions plus alors financer les hôpitaux, les retraites et les écoles.

Impossible donc d’arrêter « le progrès », même si nous abîmons notre planète, nos démocraties, et désormais les personnes…

Les bienfaits du progrès scientifique, économique, social

Bien sûr, il ne s’agit pas de nier tous les avantages du progrès.
Nous sommes tous contents de pouvoir nous soigner de mieux en mieux
Nous avons été heureux de voyager et découvrir différents coins de la planète
Les connaissances sur l’univers, le monde du vivant sont palpitantes
Nous sommes heureux de pouvoir écouter de la musique à tout moment
d’accéder à des connaissances très rapidement grâce à notre téléphone portable…
Et tant d’autres choses encore.

Mais à quel moment pourrions-nous décider que nous avons « assez » ?
Pouvons-nous faire évoluer nos modèles de progrès ?

Impossible selon Hartmut Rosa de ralentir…
Et tant pis si cela se traduit par un certain nombre de dégâts, pour la planète, les démocraties, et aussi les être humains…

Le coût humain du progrès

Les livreurs Amazon doivent livrer de plus en plus vite,
Les facteurs optimisent et rentabilisent leurs tournées
Les ouvriers asiatiques sont soumis à des cadences de plus en plus infernales
Les personnels administratifs doivent accélérer leur cadence de traitement des dossiers
Les soignants sont soumis à des protocoles contraignants qui les éloignent des patients
Les professeurs doivent optimiser leurs résultats en délivrant des contenus selon des méthodes validées plutôt que de faire grandir leurs élèves

Au risque de la perte de sens, de l’épuisement et du burnout.
Les chiffres sur la souffrance au travail n’ont jamais été si alarmants : en France on parle de 2,5 millions de personnes en burnout selon une enquête de l’Observatoire de la responsabilité sociétale des entreprises (ORSE) en 2023.

Un autre rapport au monde

Pour Hartmut Rosa, le risque est que le monde -celui-là même que nous avons rendu calculable et maitrisable- perde sa couleur et sa magie, et même sa voix.

Il nous propose de sortir de la vision où l’homme serait à part, opposé au monde qu’il s’agirait de conquérir, de s’approprier : Harmut Rosa parle dans ce cas d’une relation d’agression.

Il nous invite à réfléchir à la possibilité d’une interaction entre nous et le monde.
Il ne s’agit plus de « disposer » des choses, mais d’entrer en relation avec elles.

Dans son livre Rendre le monde indisponible, il définit LA RESONANCE comme un mode de relation doté de 4 caractéristiques :

1. Au moment du contact, il y a « affection ». Nous sommes touchés, nous avons la sensation d’être interpelés. Un des indicateurs est que

Le regard morne d’une personne devient tout à coup lumineux, ou nous avons subitement les larmes aux yeux.

• Puis il y a une « réponse » active, qui manifeste l’efficacité personnelle. Nous allons à la rencontre de ce qui nous a touchés, et on parle alors d’émotion au sens étymologique du terme : se mettre en mouvement vers…
  
  
• Et puis il y a un phénomène de « transformation » ou d’assimilation. L’expérience, cette rencontre nous transforme. Ce qui est une belle occasion de ressentir notre propre vitalité.
  Mais cette expérience est aussi à double face : les objets que nous rencontrons se transforment aussi pour nous, ils ne sont plus les mêmes. Le sujet et le monde se transforment ensemble.
  
  
• Mais surtout, cette magie ne peut opérer sous contrôle. On ne peut savoir ce qu’il va advenir, comment la rencontre et la transformation vont se produire, ni même à quel moment. Il arrive qu’on parte se promener en forêt, et nous ne sommes pas émus, alors que le lendemain, dans le métro, un sourire échangé avec un inconnu va nous réjouir et toucher une part sensible de nous…

Et Hartmut Rosa parle alors de « l’indisponibilité ». On ne peut pas prédire dans quelle direction nous nous transformerons ou ce que sera le résultat de la transformation.

Faire évoluer la notion de progrès

Et c’est en cela que la proposition d’Hartmut Rosa ouvre une piste pour changer notre idée de la modernité et du progrès…

La modernité est culturellement portée et structurellement poussée, de par sa constitution institutionnelle, à rendre le monde à tout point de vue calculable, maîtrisable, prévisible, disponible : par la connaissance scientifique, la maîtrise technique, le pilotage politique, l’efficacité économique. Mais la résonance, elle, ne se laisse pas rendre disponible…

Les séances Feldenkrais comme une expérience de Résonance

J’ai le sentiment que la séance Feldenkrais peut proposer une expérience de résonance… Et qu’elle permet d’entraîner une ouverture pour en profiter. Voici comment…

Les personnes qui viennent pratiquer Feldenkrais, que ce soit lors dune séance collective ou individuelle viennent en général avec des attentes, comme
-soigner des douleurs de dos
-gérer leur stress
-apprendre à mieux respirer
-retrouver des mouvements plus fluides et plus efficaces.

Mais nous ne savons jamais à l’avance comment ces personnes vont être touchées, ni le résultat que va produire une séance, à quel moment. Ces personnes acceptent de s’engager dans un processus de travail, qui mobilise leur attention et leur écoute.

Il y a alors une rencontre entre ces personnes, la Méthode Feldenkrais et le praticien-enseignant. Ou plus exactement, il peut y avoir une rencontre…

En tant qu’élève, j’ai moi-même fait l’expérience de certains professeurs dont les leçons m’ennuyaient. Ils appliquaient des leçons « connues » et efficaces, mais je n’étais pas surprise et emportée.
Est-ce une question d’images, de métaphores, de voix, de rythme dans le chemin, de précisions ou d’ouvertures dans les propositions ? Sans doute un peu de tout cela ! mais il ne se passait rien…
Et j’ai eu la chance d’avoir des professeurs qui m’ont fait vivre des expériences dont mon corps garde encore le souvenir, des années plus tard, et dont l’enseignement m’a transformée. Gratitude pour François Combeau notamment mais aussi Mara della Pergola, Larry Goldfarb ainsi que Jeff Haller.

En tant qu’enseignante, je suis à l’affût de ces moments où je vois que tout à coup, une proposition de mouvement, ou une question va « réveiller » quelque chose chez l’un de mes élèves. Je ressens une grande joie à noter la respiration qui change un peu, le corps qui se détend ou justement s’engage. Ou les sourcils qui se froncent quand la personne se retrouve interpelée… Et puis le visage qui s’éclaire quand la personne s’est approprié une nouvelle manière de faire un mouvement !

Quelque chose change, se transforme, sans qu’on ne contrôle ni ce qu’il se passe, ni à quel moment cela se passe. Voici quelques retours de la part de mes élèves :

• En sortant de cette leçon sur les pieds, c’était incroyable comme mon champ de vision s’était agrandi. Je voyais tout en relief.
• Je me sens beaucoup plus calme et relié au monde après cette leçon sur la respiration.
• Pendant plusieurs jours après la séance, j’avais l’impression d’avoir les pieds beaucoup plus en contact avec le sol.
• D’une manière générale, ma tendance à l’anxiété diminue depuis que je fais du Feldenkrais.
• C’est étonnant, parfois j’y pense et je change ma manière de bouger, je fais un tout petit mouvement, et ça me fait du bien.

Et j’adore tout particulièrement la surprise, la joie et l’énergie qui s’expriment sur les visages quand une personne arrive à se lever tout à coup sans aucun effort !

La transformation peut s’opérer pendant la leçon, ou dans les jours qui suivent. Il s’agit d’une expérience. Elle peut être durable, mais pas forcément. Elle est parfois traduisible en mots, mais pas toujours…

Peut-être qu’une des preuves qu’il est bien question de résonance dans ce travail avec la Méthode Feldenkrais, c’est justement la difficulté à le définir, à l’expliquer, avec des mots.
Personne ne trouve une définition complète, définitive et satisfaisante…  Au contraire, cette définition se nourrit de l’expérience et de la rencontre.   

Et ce travail avec la Méthode Feldenkrais aide aussi les personnes à mieux se connaître, à mieux se définir. Il favorise une meilleure interaction avec le monde environnant, qui respecte l’intégrité de la personne et renforce son efficacité d’action.

Voilà pourquoi j’ai envie de penser que la pratique de la Méthode Feldenkrais est un moyen de s’entraîner à la résonance, et donc de favoriser notre vitalité et l’ouverture à un monde avec lequel nous serons en interaction plus respectueuse.

Voici pourquoi je pourrais souhaiter, pour l’année 2024, que la Méthode Feldenkrais ouvre le chemin de la résonance de plus en plus pour de plus en plus de personnes…